Il vivait seul dans la forêt. Il a créé des chefs-d’oeuvre
Chomo (1907-1999) : "Faites un rêve avec Chomo"

Un entretien avec Laurent Danchin

13 décembre 2008 (1)

Quand et de quelle manière avez-vous connu Chomo ?

La première fois que je suis allé voir Chomo, c’était à l’automne 1975, une époque où je venais de quitter Paris et de m’installer avec ma femme dans un petit village de Seine-et-Marne où un de mes amis tenait une sorte de bistrot alternatif. J’avais alors vingt-neuf ans, et j’enseignais au lycée de Nanterre, à mille lieues de là, dans un univers totalement différent. Ma femme était peintre, mon ami faisait des films et nous avions de vagues projets communautaires, qui se sont concrétisés d’abord par la création d’un potager communal, vite devenu une institution dans un village où la vie battait de l’aile, puis par une exposition dans la salle des fêtes où nous avons réuni tous les artistes des environs. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Jean et de Lisette de Maximy, qui habitaient depuis peu de l’autre côté de la Seine, à Samois, en pleine forêt de Fontainebleau. C’est Jean qui m’a un jour amené chez Chomo, qu’il présentait systématiquement à tous ses nouveaux amis un peu comme l’attraction locale. Mais pour moi, tout de suite, c’est devenu beaucoup plus important, une véritable initiation, et pendant sept ans, hiver comme été, je suis retourné chez Chomo, tous les jeudis après-midi, parce que c’était le jour du marché à Milly-la-Forêt et qu’avec ma Méhari, je pouvais à la fois lui rendre service et être sûr de ne pas le déranger dans son travail. Donc les autres jours de la semaine, j’étais prof en banlieue, et je passais le jeudi avec Chomo. Pendant sept ans, on a suivi un rituel immuable. J’arrivais, en général avec un plat cuisiné par ma femme dans une petite marmite. D’abord on faisait le tour du domaine puis on prenait le café ou on buvait un verre de Porto en commentant l’œuvre de la semaine ou l’événement du jour, la mort de son coq par exemple, puis on partait pour Milly, où on faisait le tour de tous les commerçants autour de la halle : l’épicerie d’abord, puis le boucher et le quincaillier, où Chomo achetait son camping gaz. Parfois aussi on allait plus loin, dans une rue proche de l’église, acheter des panneaux de contreplaqué ou des pigments, ou alors dans l’entrepôt d’un grainetier, quand il fallait un sac de grain pour les poules. A chaque fois Chomo sortait une ou deux énormités qui effrayaient et faisaient rire tout le monde. Moi, je prenais un air rassurant, pour amortir le choc. Les commerçants ont dû longtemps s’en souvenir : Chomo, c’était l’attraction du jeudi après-midi au marché de Milly-la-Forêt. Ensuite, c’était le retour, où, quand à la saison on n’allait pas marauder quelques pommes, on passait à la deuxième étape : les décharges publiques des environs. Celle du Vaudoué, où on enjambait les flaques de fuel et faisait fuir les rats qui se cachaient dans les cartons et, parfois, celle de Franchard, un paysage lunaire, immense, avec des traces de caterpillar partout dans la boue séchée autour d’un chaos extraordinaire de matériaux où on aurait pu trouver de quoi bâtir et meubler une maison. Quand ma bagnole était pleine, on rentrait à Achères, au Village d’Art Préludien, où il fallait d’abord tout décharger et porter au long du petit sentier qui menait à la maison, puis quand c’était fini, que la nuit commençait à tomber, on s’asseyait au chaud dans la petite cuisine, après avoir rallumé la cuisinière avec du bois sec coupé en petites bûchettes. Là, autour d’un café, on parlait pendant des heures, ou on écoutait la musique et les poèmes de Chomo sur le magnétophone rafistolé qu’il disait avoir trouvé dans une poubelle. Parfois aussi, sous sa dictée, j’écrivais des lettres qu’il me demandait d’envoyer en protestation à telle ou telle radio ou chaîne de télévision, ou pour inviter un journaliste ou une personnalité entendue pendant la semaine. Finalement, très tard, l’hiver dans le froid et la nuit noire, je finissais par repartir. Il me raccompagnait à la route pour fermer son cadenas, et je revenais chez moi, un peu sonné, avec quelques œufs de ses poules ou un gâteau breton qu’il avait acheté pour ma femme. C’est dans ce contexte que, très vite, nous est venue l’idée d’enregistrer et que nous avons fait ensemble le livre qui est paru chez Simoën en 1978 (2). A cette époque-là Chomo me présentait à ses visiteurs comme « un professeur qui est encore plus sale que Chomo », ce qui, dans sa bouche, était évidemment un compliment. Sur un arbre il avait écrit : « La crasse, c’est le commencement d’une nouvelle planète. »


Quelles ont été vos réactions et sentiments en découvrant son œuvre ?

Ce qui m’a tout de suite fasciné chez Chomo, c’est, je dirais, la philosophie de sa démarche : le refus absolu de la société de consommation, le choix de la pauvreté extrême pour préserver une liberté sans aucunes compromissions, et donc l’usage des matériaux de récupération pour opérer, si l’on peut dire, la rédemption par l’art du gâchis ambiant. Ce que j’admirais chez lui, c’était à la fois une spiritualité à l’état pur, c’est-à-dire poussée jusqu’à la folie, comme les ermites de l’antiquité, les sâdhus indiens ou les saints à demi cinglés des premiers temps du christianisme, et une démarche d’art total, musique, peinture, sculpture, poésie, architecture, avec en particulier ces admirables bâtiments de plâtre, de bois et de bouteilles, et leurs capots de voitures en guise de toit, qui sont sans doute les plus belles sculptures de Chomo, des sculptures habitables que je considérais comme des chefs d’œuvre d’« architecture sans architecte », comme on disait à ce moment-là. La plupart des visiteurs étaient baba devant les sculptures et les bâtiments mais redoutaient le personnage et, en douce, émettaient mille réserves à son endroit, ou alors, en groupe, riaient franchement. Moi, c’est l’ensemble, l’œuvre, la vie et la pensée, qui me fascinaient, et je crois avoir été un des premiers à prendre vraiment Chomo au sérieux et à avoir respecté ce qu’il y avait d’exceptionnel dans son enseignement, au-delà du cabotinage auquel s’arrêtaient les gens, pour n’avoir pas trop à se poser de questions, et qui n’était que sa façon de se mettre en scène dès qu’il y avait du monde. C’est pour cette raison que j’ai consacré deux ans de ma vie à recueillir et mettre en forme la parole de Chomo, pour qu’on ne puisse plus éliminer son discours, c’est-à-dire la pensée qui animait toute son œuvre et sans laquelle elle n’avait aucun sens. Chomo recevait les « samedis, dimanche et fêtes, à partir de 14h », et faisait payer la visite « à la sortie, si vous êtes satisfaits ». Dès l’entrée, sur la route, on pouvait lire, dans son inimitable écriture phonétique : « Guérir par le refus de la connaissance », et aussi « Je suis riche de pauvreté, ils sont pauvres de richesse. », un pied de nez aux maisons bourgeoises qui l’entouraient, mais aussi à l’intellectualisme ambiant, en un sens bien pire que l’embourgeoisement matériel. Sur les arbres du petit sentier de sable, jalonné de jouets cassés, il y avait aussi des choses comme : « Attention au gouffre du raisonnement » ou « Une seule porte de sortie : le rêve ! ». Ou alors : « La vitesse est une insulte au créateur ». Un panneau, qui n’est pas resté longtemps, disait même : « Chomo, gardien des valeurs spirituelles à l’état pur. ». Tout cela, malheureusement, a disparu aujourd’hui. A l’époque, la plupart des gens trouvaient ça délirant. Avec le recul du temps, ça paraît plutôt prophétique. Chomo était le paradigme de ce que, dans l’art populaire américain, on appelle un artiste visionnaire.


Quel lien aviez-vous avec l’homme ? Que pensez-vous de ses écrits ?

Au début, quand je l’ai rencontré, Chomo était très isolé, surtout l’hiver, et on sentait vraiment dans les alentours une atmosphère de désolation. Il allait faire ses courses au village le plus proche, à plusieurs kilomètres, avec une vieille voiture d’enfants dans laquelle il avait installé un cageot. C’était un imprécateur agressif et amer. Il se plaignait violemment d’une société qui l’avait rejeté, ce qu’il appelait la « République des petits amis », l’univers « des mannequins et des bureaux ». Il méprisait les critiques d’art et les galeristes et n’aimait ni les intellectuels ni les journalistes. Mais très vite, mes visites régulières, et surtout l’intérêt que j’ai pris non seulement à son oeuvre mais à son discours et à sa pensée, l’ont apprivoisé et nous sommes devenus très amis. Parce que le Chomo intime était très différent du Chomo en représentation, quand il faisait son numéro à ses visiteurs et qu’il parlait de lui-même à la troisième personne, comme Jules César dans La guerre des Gaules. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’était pas sincère. Mais en coulisses, c’était un homme très émouvant, et plein d’humour, en tous cas avec moi. Peut-être était-ce l’effet de l’amitié ou d’une forme d’influence que mon tempérament exerçait sur lui. En tous cas, on se parlait très librement et on se marrait souvent. Un jour il m’a même remercié de lui avoir appris quelque chose : que la vie, au fond, est une tragi-comédie, parce qu’il y a toujours quelque chose de risible même dans le drame le plus épouvantable. Je lui parlais de Nanterre, je lui racontais ma vie sentimentale, lui la sienne, on était vraiment confidents. Quand ma première fille, Amélie, est née, il l’a appelée « Etoile du soir » parce que sa mère avait déjà plus de trente ans. Et pour elle, quand elle était enceinte, il a écrit spécialement un poème, « Maternité », qu’il lui a donné ensuite avec cérémonie. Chomo attachait une énorme importance à sa musique et à ses poèmes, plus peut-être qu’à tout le reste, et il me reprochait de ne pas les comprendre. A cette époque-là, j’adorais Bob Dylan et je faisais un rejet assez global de ce qu’on appelle poésie en France, je détestais surtout tout ce qui faisait « littéraire ». Les poèmes de Chomo me paraissaient un peu surannés et pas toujours habiles, parfois même presque ridicules, mais je trouvais très fort tout ce qu’il écrivait sur la solitude dans la nature. Aujourd’hui je les écouterais sans doute différemment et avec beaucoup plus d’attention. Pour moi Chomo était d’abord un maître du volume. Je lui disais souvent qu’il faisait de la musique et de la peinture de sculpteur, ce qui le mettait en colère. A quatorze ans, il suivait les vaches dans les champs avec son matériel de modelage et il avait une connaissance parfaite des formes. J’ai toujours pensé qu’un créateur, en général, a un sens dominant, ce qui ne l’empêche pas de s’essayer dans d’autres domaines également. Mais si Chomo n’était pas cet extraordinaire sculpteur, est-ce qu’on s’intéresserait autant à sa poésie et à sa musique ? C’est une forme complémentaire de sensibilité qui, comme ses chats ou ses abeilles, ou l’odeur tenace de feuilles mouillées, créait l’ambiance et faisait partie intégrante de son environnement.

Pierre Dhainaut nous écrit : « La seule question qui importe au sujet de Chomo, ne serait-ce pas de savoir s’il jouait un rôle ou non ? Je ne parviens pas à répondre (3). » Vous qui l’avez très bien connu… 

En société, tous les hommes jouent plus ou moins un rôle, même quand ils ne le pensent pas. Et c’est particulièrement vrai chez les créateurs qui sont obligés de bâtir un pont pour communiquer avec les gens ordinaires, qui ne sont pas sur la même longueur d’onde. Ca me rappelle ce que disait mon prof de philo : que les sages grecs avaient deux discours, un parler long et un parler court, selon l’interlocuteur à qui ils avaient affaire. C’est sûr que Chomo ne parlait pas de la même façon avec ses amis, en particulier, et en public, avec ses visiteurs. Mais si on entend par « jouer un rôle » qu’il ne croyait pas à ce qu’il disait, on se trompe. En revanche, comme un bon comédien, ou un bon professeur, il était parfaitement conscient de tous ses effets, et il aimait en jouer. C’était même un des seuls plaisirs sociaux qu’il avait dans son extrême solitude. Il ne faut pas oublier que, sauf le week-end, il ne parlait absolument à personne et qu’il y avait des mois entiers de la mauvaise saison où, à part ma visite du jeudi, il était absolument seul au monde. Pendant des années, en dehors de la radio qu’il écoutait beaucoup la nuit, et très tôt le matin pour les émissions religieuses, j’ai été son seul lien régulier avec le monde extérieur. Chomo vivait entouré d’animaux : son coq, qu’il avait appelé Ferdière, après une visite que je lui avais faite avec le psychiatre d’Artaud ( !), et puis ses poules, ses abeilles et ses chats. Comme il disait, pour vaincre la Solitude, il l’invitait à sa table, il lui mettait une assiette à côté de la sienne et il dialoguait avec elle.


Quelle était la position de Chomo sur les anciens, l'art moderne, les contemporains ? Avait-il des liens avec d'autres artistes ? Se prenait-il pour un artiste majeur et avait-il de l'admiration ou du respect pour d'autres courants artistiques ?

Chomo, dans sa jeunesse, avait fait les beaux-arts, où il avait même gagné plusieurs prix et il disait, un peu comme Picasso, qu’il avait mis quarante ans à « se décrotter de l’Académie » et à comprendre que l’art, c’était non pas de copier le réel mais de concrétiser l’imaginaire. C’est pourquoi on a eu tort de l’assimiler à l’Art Brut, dont il est en fait à l’opposé, comme tous les artistes vraiment « savants ». Chomo, depuis l’enfance, avait un œil exceptionnel, il était passé par une formation académique et s’il était devenu « moderne », comme quantité d’autres artistes, c’était par volonté et par réaction. C’est seulement à cause de son mode de vie très marginal et surtout de ses convictions, ou si l’on veut de son tempérament caractériel, du moins avec le circuit des galeries et le marché de l’art, tel qu’il était en train de devenir, qu’on l’a, à tort, assimilé aux bizarres, aux « inspirés du bord des routes » et autres « bâtisseurs de l’imaginaire », pêle-mêle avec quantité d’autodidactes beaucoup plus naïfs sur le plan formel et n’ayant, artistiquement, rien à voir (4). Cela dit, sur la table du Refuge, où Chomo baptisait ses visiteurs au « vin sauvage », l’hydromel qu’il faisait avec le miel de ses ruches, il y avait des livres sur Robert Tatin, les rochers de Rothéneuf ou le facteur Cheval, et il était très content chaque fois que paraissait un ouvrage sur les environnements d’art populaire où figurait son Village d’Art Préludien (5). C’était ça sa vraie famille, et avec tous ces auteurs, il se sentait en affinité d’abord par son côté libertaire, le fait qu’il s’était retiré à la campagne, en dehors du circuit des galeries, et parce que, comme eux, il considérait avoir une mission morale ou spirituelle à accomplir, un rôle de réformateur dans une société en décadence. Mais ce qui le rapprochait surtout de ce type de créateurs, et ce qu’ils avaient vraiment en commun, c’était de ne pas appartenir à cette culture bourgeoise, étouffante et dédaigneuse, dont il avait eu à souffrir dans sa jeunesse puis tout au long de sa carrière d’artiste à Paris. En introduction du livre qu’on a fait ensemble, il avait rédigé d’ailleurs un petit texte manifeste qui se terminait par « Pour un art populaire », un slogan qui a été repris ensuite dans le titre d’une série documentaire à la télévision (6). Quant aux autres artistes, ceux surtout des années cinquante/soixante – l’art contemporain existait encore à peine à ce moment-là, et Chomo ne s’y intéressait pas du tout –, il avait plutôt du mépris à leur égard, et il parlait d’eux, Vasarely par exemple ou tous les peintres de l’abstraction, comme de « cons qui faisaient des carrés et des ronds sur la côte d’Azur ». Chomo avait une très haute opinion de lui-même en tant qu’artiste, il était même franchement mégalo, et c’est ce qui insupportait certains de ses visiteurs. Mais il y avait toujours quelque chose qu’il mettait au-dessus de lui-même, une dimension qui traversait son oeuvre et par rapport à laquelle il était d’une humilité émouvante : la chimie de la matière, la biologie, la météo, la nature. Souvent humilié dans sa jeunesse, il détestait les galeristes et se plaignait que même Iris Clert n’avait jamais voulu se déplacer pour venir voir son travail. Mais tout ce qui était art primitif, évidemment, il adorait ça, et il en parlait avec admiration. Il avait toute une documentation comme ça qu’il avait trouvée dans des magazines à la décharge.

Votre livre sur Chomo paru en 1978 a-t-il modifié le regard du public (et des institutions) sur son travail ?

Du public, peut-être, parce que voir qu’un éditeur avait osé s’intéresser à quelqu’un d’aussi dérangeant que Chomo et prendre au sérieux son discours avait quelque chose de rassurant, mais des institutions, certainement pas. Du reste, quand j’ai publié ce livre, après bien des difficultés – il m’a été refusé de toutes parts, et en termes extrêmement humiliants, par Claude Durand par exemple, qui était alors au Seuil, ou par le patron des Editions Ouvrières -, mon éditeur, Michel Friedman, qui travaillait chez Simoën et venait de publier un petit livre sur le facteur Cheval, m’avait dit qu’on allait avoir toutes les radios et toutes les télévisions. C’était, par pure coïncidence, l’époque de l’exposition des Singuliers de l’Art, où j’ai écrit la notice sur Chomo dans le catalogue, mais même là, j’ai apporté des livres à la librairie et, je ne sais pas pourquoi, il n’a jamais été mis en vente. On n’a eu aucuns médias, juste un petit article dans l’Express qui décommandait de lire le livre et conseillait plutôt aux amoureux de l’insolite d’aller rendre visite au « fou de la forêt » pour prendre des photos. C’était encore l’euphorie hédoniste ou gauchiste des années soixante-dix, et je suppose que le discours apocalyptique de Chomo avait quelque chose de dérangeant. Ou alors ça paraissait un peu « réac » et donc suspect à la bonne conscience militante. Et puis l’année d’après, l’éditeur a fait faillite, et pour éviter le pilon, j’ai racheté tous les livres au poids et j’en apportais régulièrement à Chomo qui en a vendu et dédicacé pendant des années. Du coup son histoire a quand même circulé pas mal et il est devenu un petit peu légendaire, mais dans un circuit extrêmement restreint. Ce qui est sûr, c’est que pour Chomo cette publication était très importante et qu’il y a eu vraiment pour lui un avant et un après. Parce que, pour une fois, on avait osé publier ce qu’il avait à dire intégralement, sans aucune censure. Désormais on ne pouvait plus lui voler son message, c’était dans le livre : ses critiques de la société en particulier, et ce qu’il pensait du monde des bureaux et des galeries. Par la suite, assez lentement, sont venus des journalistes, des photographes et des gens de télévision, qui n’auraient pas osé venir avant, ou que Chomo n’aurait jamais reçus (7). Et puis le public est devenu un peu plus important, surtout le printemps et les mois d’été. Quant aux institutions, j’ai réussi un jour à faire venir Bernard Anthonioz, ce qui était en soi une performance, et ce serait une anecdote très amusante à raconter. Il avait été le directeur de la création artistique sous Malraux et, sur le moment, il avait eu l’air plutôt impressionné. Mais par la suite, il a fait machine arrière et il m’a dit au téléphone « C’est trop littéraire, il n’y a pas d’unité ! ». Grâce à Jean-Paul Favand, du musée des arts forains, nous avons fait venir aussi Jacques Attali, qui était alors le numéro deux de la République et qui avait son bureau « next to the President ». Mais là encore, ça n’a rien donné, sinon une autre anecdote inoubliable. Plus tard Clovis Prévost a amené Jean-Hubert Martin, qui préparait les Magiciens de la terre, mais Chomo n’acceptait d’y participer qu’à condition qu’on expose aussi ses ruches et ses abeilles (8) ! Une autre fois, en compagnie du Docteur Ferdière, j’étais venu avec Henri-Claude Cousseau, qui s’était occupé de Chaissac aux Sables-d’Olonne, et a par la suite donné un coup de main à la collection d’art brut de l’Aracine. Mais il était reparti assez hostile, en me disant d’un air ambigu que tout le monde savait très bien que ce serait l’art brut qui tiendrait le haut du pavé dans dix ans. Comme s’il n’y avait donc aucun mérite à défendre les artistes marginaux en attendant. Récemment j’ai appris à ma grande surprise que, peu après la parution de mon livre, Alain Bourbonnais, de La Fabuloserie, avait essayé aussi de convaincre Dubuffet de rendre visite à Chomo. Mais Dubuffet, qui devait mourir en mai 1985, était déjà trop malade, et il n’avait plus la force de se déplacer (9). C’est de là sans doute qu’est né le lien équivoque entre Chomo et l’art brut ou l’art « hors les normes », dont atteste une lettre que Michel Thévoz m’a envoyée en 1985 (10). Mais si Chomo à l’évidence n’avait pas à être rangé dans l’art brut, c’était bien à coup sûr un des premiers dissidents de l’art en France. Il l’est resté jusqu’à sa mort, et il en a lourdement payé le prix.


Parmi tous les artistes « hors les normes » que vous avez rencontrés, quelle place occupe l’œuvre de Chomo ?

A l’époque où j’ai rencontré Chomo, je ne connaissais rien à l’art brut, ni à Dubuffet, et je m’en fichais même complètement. Mes amis les plus proches étaient des artistes très professionnels : des dessinateurs, des photographes, des cinéastes. C’est par la fréquentation de Chomo que je suis entré peu à peu dans la famille de tous ceux que passionne l’art populaire marginal. Par la suite, je me suis intéressé aussi à Robert Tatin, en Mayenne, qui était un peu le contraire de Chomo : un nomade forain et un homme à femmes, alors que Chomo était un puritain sédentaire. La voie de l’amour et la voie de la connaissance, comme dans Narcisse et Goldmund de Herman Hesse. Pour moi c’étaient deux extrêmes complémentaires, et j’aurais aimé faire avec Tatin ce que j’ai fait avec Chomo : une biographie enregistrée, parce que tous les deux étaient des prédicateurs et des enseignants. Malheureusement j’habitais trop loin, à cause de mes cours j’avais peu de temps, et je n’avais pas les moyens de me déplacer aussi souvent qu’il l’aurait fallu. Je suis allé voir Tatin deux ou trois fois, mais le projet ne s’est pas fait. Je me rappelle qu’un jour, je lui avais apporté le livre de Chomo, qu’il a lu dans la nuit. Le lendemain, il me l’a rendu en me disant : « - Ce type-là, il n’a pas beaucoup de cheveux ! ». C’était tout. Mais la confrontation des deux destins aurait été extraordinaire. Parce que tous les deux occupaient sur la scène artistique française une position assez semblable : une origine très populaire, à laquelle ils voulaient rester attachés, une situation sociale totalement en marge, et une forme de « folie » mystique ou de recherche spirituelle, aux racines de la civilisation, qui en faisaient des sortes de gourous pour la génération d’après 68 à laquelle j’appartenais. Pourtant tous les deux, malgré leur bizarrerie apparente, étaient des artistes professionnels, et fiers de l’être. Comme Dubuffet, ou avant lui André Breton, ils cherchaient une nouvelle place pour l’art dans la société, renouant avec des dimensions extra-artistiques, comme dans les sociétés primitives ou au moyen âge. Et c’est ça qui, moi aussi, m’habitait : ne pas perdre le contact avec la dimension religieuse ou sacrée de la création, c’est-à-dire avec ce qui relie l’activité artistique aux lois universelles. Donc on avait la même folie en commun. La différence, c’est qu’eux étaient les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition, comme les derniers des Mohicans, et qu’ils ne pouvaient qu’annoncer des temps futurs. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs Chomo a appelé son village « l’art préludien », « prélude à une initiation nouvelle ». Tandis que nous, nous étions condamnés à être l’interface entre deux mondes, un pied dans celui qui disparaissait, l’autre dans le suivant, et donc des transmetteurs ou des fondateurs, comme la génération zéro du monde dans lequel les nouvelles générations sont complètement immergées aujourd’hui mais, contrairement à nous, sans point de comparaison avec le monde d’avant. Ce qui nous met dans une position exceptionnelle mais intenable, à la limite de la schizophrénie, et avec une responsabilité historique écrasante.

Matériellement, que reste-t-il de Chomo aujourd’hui ? Savez-vous ce que sont devenus les œuvres et son lieu de vie à Achères-la- Forêt ?

La dernière fois que j’ai vu Chomo, c’était en juin 1993, six ans avant sa mort. Il s’était remarié avec une femme beaucoup plus jeune que lui, qui avait coupé les ponts avec tous ses amis antérieurs. On ne pouvait donc plus aller le voir, et c’était bien dommage, parce que c’est peu après que j’ai commencé à travailler à la Halle Saint Pierre où on aurait pu lui faire, de son vivant, une magnifique exposition. En janvier 1991, pendant la première guerre du Golfe, le sculpteur Josette Rispal était parvenue à organiser pour lui, à Milly-la-Forêt, un jubilé magnifique qui occupait les espaces principaux de la ville. Moi j’étais passé ensuite à l’émission Faut pas rêver, de Sylvain Augier, où j’avais présenté une séquence du film d’Antoine de Maximy sur Chomo qui avait eu un succès extraordinaire. Chomo, à ce moment là, était au bord de la consécration, des gens lui ont écrit de toute la France. Et puis une chape de silence est retombée sur tout ça, qui a duré des années, jusqu’à sa disparition, en juin 1999. Aujourd’hui le site n’est plus visitable, il ne reste plus trace de tout le rituel qui accompagnait le visiteur depuis la route, et c’est sa femme et ses enfants qui sont dépositaires de son œuvre. Quand il m’a revu chez lui avec mes amis, la dernière fois, Chomo était très content. Il m’a dit : « - Je savais bien qu’un jour tu reviendrais vers ton vieux père ! » Il nous a fait faire la visite en grand, on a bu le Porto et on est restés plus de trois heures. A un moment donné, il m’a pris à part, et en me montrant tous les bâtiments, m’arrêtant par le bras, il m’a dit : « - Tu vois, ce que j’ai fait peut-être de plus beau dans ma vie, c’est de ne pas vendre mon oeuvre ! ». Je savais bien qu’à différentes reprises, Chomo avait vendu des peintures et des sculptures, mais uniquement quand il avait besoin d’argent pour s’acheter du matériel, surtout pour financer son film, Le débarquement spirituel, tourné avec Jean-Pierre Nadau et Clovis Prévost. Le plus souvent, il aimait dire que l’art est fait pour être montré, ajoutant : « Une femme ne vend pas ses enfants, on ne vend pas ses prières ». Et lui qui, au départ, avait été si dégoûté par les galeries qui l’avaient refusé, il avait fini par être fier de s’exposer lui-même, sur son terrain, en toute indépendance.


Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet sur Chomo ?

L’idéal, et nous sommes beaucoup à l’attendre, ce serait de pouvoir organiser maintenant une grande rétrospective de l’œuvre de Chomo et aussi, si c’était possible, de faire classer le site et les bâtiments. Je ne désespère pas de pouvoir y parvenir bientôt, avec l’aide de sa femme et de ses enfants.

1 - Texte paru dans la revue La Grappe, n° 74, Le Mée, janvier 2009.
2 - Voir Chomo – Un pavé dans la vase intellectuelle, propos recueillis par Laurent Danchin, Paris, Simoën, février 1978.
3 - Voir ’étude critique du livre des Editions Simoën par Pierre Dhainaut dans Cahiers Internationaux du Symbolisme n° 37-38-39, septembre-décembre 1979.
4 - Voir la rubrique « Chomo » dans Le Livre des Bizarres, de Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière (Paris, Robert Laffont, mai 1981), et le film Chomo : le fou est au bout de la flèche, dans la série « Les Bâtisseurs de l’imaginaire », de Claude et Clovis Prévost (magazine « Fenêtre sur », Antenne 2, septembre 1978). Les inspirés du bord des routes est le titre de l’ouvrage de Jacques Verroust et Jacques Lacarrière, paru à Paris, au Seuil, en janvier 1978. Publié avant mon livre, il n’y est pas question de Chomo.
5 - Le premier en date de ces ouvrages est Les Bâtisseurs du Rêve, de George R. Collins, avec des photos de Michael Schuyt et Joost Elffers (Columbia University, co-édition Abrams New York/Le Chêne Hachette Paris/RFA/Japon, septembre 1980). Vint ensuite Les bâtisseurs de l’Imaginaire, de Claude et Clovis Prévost (Editions de l’Est, 1989) et, plus récemment, toute une section sur Chomo, « L’homme aux vingt-trois réincarnations », dans Les primitifs du XXème siècle, de Jean-Louis Ferrier (Paris, Terrail, octobre 1997). Sans compter l’ouvrage de John Maizels, Raw Creation, Outsider Art and beyond, paru à Londres chez Phaidon en 1996, et à Paris en 2003, sous le titre L’art brut, l’art outsider et au-delà.
6 - Pour un art populaire était le titre d’un documentaire de 52 minutes de Claude Place et Bernard d’Abrigeon, diffusé en janvier 1980 par FR 3 Marseille. La série comportait deux autres numéros, Attention art brut et Béton charmeur.
7 - C'est ainsi qu’en novembre 1982, la télévision japonaise, qui l’avait découvert dans le livre de George Collins, est venue tourner chez Chomo un épisode de A la recherche d’une communauté idéale, une émission de Norihiro Nishimatsu (NHK - Nippon Hoso Kyokai – Japan Broadcasting Corporation).
8 - Mention est faite de Chomo dans « L’art des autres et la magie des uns », une interview de Jean-Hubert Martin par Catherine Francblin, à propos des Magiciens de la Terre, dans artpress n° 136, mai 1989.
9 - Ecrivant à Dubuffet le 7 août 1978, Alain Bourbonnais évoquait sa visite récente à Chomo, « un univers à connaître ». Dubuffet lui répondait, le 13 août 1978 : « J’ai trop mal au dos pour aller voir Chomo. Je reste claquemuré dans ma maison, perché sur mon escabeau, à faire mes théâtres de mémoire. Je renonce maintenant à toute activité de promotion de l’art brut. Je m’en décharge sur vous. ».
10 - "Chomo, m’écrivait Michel Thévoz le 19 décembre 1985, je lui ai rendu visite il y a presque une dizaine d’années, et malgré toute l’impression qu’il m’a faite par son magnétisme, la force de sa personnalité, son humour aussi, je ne suis pas capable d’écrire quelque chose sur lui, d’autant que vous le connaissez mieux que moi et que c’est de vous qu’on attendrait quelque chose. Ce qui m’apparaît important, bien plus que des considérations esthétiques, c’est justement qu’avec Chomo, la création artistique déborde le cadre qui lui est ordinairement assigné et qu’elle réactive des fonctions magiques, philosophiques, thérapeutiques, initiatiques, etc. qui étaient d’ailleurs originellement celles de l’art. Tout cela ressort puissamment du livre que grâce à vous nous avons pu obtenir. ".